« Depuis longtemps, les gardiens me fascinent. Surtout ceux là : ceux dont le corps costumé est installé devant une porte, plus élément d’architecture que chose humaine. Le corps immobile, tellement immobile et tellement silencieux, rempart infranchissable et si fragile, à la fois près du monde et si loin. Là mais pourtant invisible.

Comment est l’homme – car c’est un homme bien souvent, qui surveille – à l’intérieur de la statue ? Quelles pensées tout au long des minutes, des heures qui défilent, le flux du temps et des autres continuant de couler alors que lui reste sans bouger ? Partagé entre l’ennui profond et l’aisance, j’imagine : n’est-ce pas le confort absolu de n’avoir rien d’autre à faire que d’être là ? Rester concentré, certes, vigilant, oui, mais la pensée à cette occasion ne prend-t-elle pas une des formes les plus libres qui soit ? Elle peut être foisonnement sans limite ou ne pas être du tout : le vigile comme parfait exemple de méditant le plus pur. Quelle place de choix pour observer le monde sans avoir de compte à rendre.

Bien sûr la performance physique n’est pas rien. Digne de l’athlète, du danseur. Le soleil ou le froid n’épargnent pas le corps engoncé qui, point d’honneur, ne bougera pas d’un pouce – comme si quelqu’un le remarquerait.

Je me demande : existe-t-il un désir de devenir sentinelle ? Est-ce un poste où l’on échoue, balloté par la vie qui amène à cet endroit, devant cette porte là ? Peut-on aimer ce statut ou, enfoui sous une couche patriotique opaque, ne l’avoir jamais conscientisé : je fais ce qu’on me demande de faire. Est-on sentinelle de manière éphémère au milieu d’autres missions ou bien existe-t-il des gardiens temps plein ? Il faudrait pouvoir aller à la rencontre de la vigie, lui demander, mais c’est qu’elle paraît si inaccessible.

La figure de la sentinelle semble enveloppée d’une aura d’asservissement. Comment ce corps peut-il être si totalement mis à disposition d’une porte ou tout autre chose qui demande ainsi à être gardé ? Un corps dénué de toute personnalité ainsi droit et imperturbable que s’en est perturbant.

J’ai vu des sentinelles postées autour d’un monument aux morts ou quelque chose du genre. Ils étaient deux, l’un à droite, l’autre à gauche, faisant face au public venu visiter. Sont-ils vraiment gardiens de cet amas de pierre et de bronze dont personne ne comprend très bien ce qu’il est ou juste l’apport d’une sorte de caractère solennel ? N’est-ce pas encore plus absurde ?

J’ai assisté, émerveillée et perplexe, à la relève : un ballet incroyable, comme seule l’armée en a le secret, jeu de jambes et de bras tout en raideur, départ en arrière, tour sur la gauche, tour sur la droite, départ en avant, pas, pas, pas. J’aimerais voir cela à nouveau.

Où vont les vigies quand leur mission se termine ? Au bout de combien d’années le corps, à force d’immobilité, ne sait-il plus se relâcher ? Les yeux, à force d’observer, ne savent-ils plus flotter dans le vide ? La tête à force de se vider, ne sait-elle plus comment se remplir ?

Je ne sais pas encore quoi faire de cet intérêt qui ne s’est jamais vraiment manifesté en dehors de ma seule pensée, et sauf ici, pour la première fois. Car comment produire – un livre, un son, une vidéo – sur ce sujet, sans faire mourir d’ennui l’assistance ? La sentinelle de porte est bien seule, et sûrement incomprise. Sa mission est si ancienne, si évidente qu’on ne la voit même plus. Je crois que parfois, je rêve d’en être. »