Livre en cours, composé de 708 pages de photographies et 7 de textes.

« Devant toi, un décor inconnu et tranquille. Tu lui fais face, euphorique mais prudent, avec le sentiment d’être confronté à quelque chose que tu as déjà perçu, ailleurs, sans bien savoir de quoi il s’agit. Tu te demandes si cette chose te poursuit ou bien si c’est l’inverse. Tes épaules sentent le poids du sac et tes pieds te soutiennent. Ici aussi l’automne s’est avancé, l’air est frais et le ciel changeant.

Tu réfléchis à la manière d’aborder ce terrain, sans le brusquer ni te faire mal. Tu cherches une mission, un but, un objectif, comme si le seul fait d’être là ne suffisait pas. Tu décides de marcher, la meilleure des excuses, celle qui te laisse penser, te donne une contenance, occupe ton temps, ton corps et ta présence.

Tu avances en faisant semblant de savoir où tu vas. Tu adores être perdu mais surtout pas d’en avoir l’air. Tu te rends disponible, les yeux, les sens, et le cœur encore à peine ouverts. Tu avances, mais vite, te vient la sensation de glisser sur une surface opaque.

Tu voudrais te fondre dans les murs, enfoncer chaque fenêtre, pénétrer chaque intérieur. Gratter, creuser, tout rendre visible, retourner le décor comme on retourne la peau d’une bête qu’on a chassé. Tu voudrais que ce décor soit tien, tel l’enfant qui s’accroche à ce qui se présente et en établit sa propriété.

Tu décides de marcher. Tu ne sais pas encore si ce que tu cherches se trouve bien là.

Le terrain, c’est une ville. Tu ne la connais pas, sauf de nom et d’images. Une ville qui t’accueille après un ensemble de circonstances qui t’ont mené à cet endroit précis et c’est parfois étrange de penser à ce qui t’amène là où tu es précisément. Tu as souvent l’impression de te laisser porter, comme une fatalité, un méchant coup du sort qui t’aurait ôté la faculté de décider. C’est un peu facile, personne ne t’a forcé à te retrouver ainsi, ici, le sac sur les épaules et les pieds qui soutiennent, face à cette ville qui s’offre à toi (ou choisit pour l’instant de se laisser faire). Maintenant, il faut bien avancer.

Ton parcours n’est pas fluide, il est ponctué d’arrêts réguliers. Tu t’arrêtes, tu regardes, tu écoutes, tu pourrais presque renifler, comme un chien ridicule, attiré par cette chose, celle qui revient, toujours la même, celle que tu fais mine de percevoir et qui t’oblige à t’arrêter.

L’arrêt est souvent furtif et inutile. Impossible de vraiment capter ce qui t’as poussé à rompre le fil de ton avancée, la chose s’est envolée. Alors tu reprends la marche, te reposant sur elle comme sur une alliée, lui offrant ta confiance et t’abandonnant à son rythme.

Au bout de ton bras, il y a un appareil photographique. C’est lui, en fait, qui dirige tes pauses. Il fait semblant d’être le but, il est surtout l’excuse. Il est la justification et le mensonge, le faire-valoir et le leurre. Il est petit, il est léger et il te pèse d’un poids de plomb. Parfois, tu voudrais le balancer au loin mais tu ne supporterais pas de ne plus l’avoir. Il est une obligation.

Ce qui fait obstacle. Cache, sépare, entoure, protège, enferme. Tu regardes et enregistres ce qui ne montre rien, pour laisser une place à l’imaginaire ou pour ne rien voir et passer à côté. Tu vas de barrière en barrière. Tu hésites, tu tournes autour. Avoue le, ça te plait, ne jamais atteindre le centre. Ne jamais le toucher. Tu ne voudrais pas en savoir trop, ni qu’on te dise ni qu’on te montre.

On pourrait dire que tu te trompes de spectacle à force de regarder sur les bords. Tu ricanes dans ton coin, tu te crois malin parce que la seule chose qui t’intéresse c’est ce qui se passe en coulisse.

Petit à petit, tu te sens très présent, sans pouvoir bien définir cette présence ni ce qu’elle implique. Peut-être parce que tu n’as rien d’autre à penser, et tu te sais touriste – ce que tu hais – qui a le temps de prendre son temps.

Tu flânes en faisant mine d’être sérieux, de tout prendre au sérieux, alors que rien ne l’est. Aujourd’hui sous la pluie, demain le ciel bleu. Un automne à Kyoto, les feuilles brûlées, les nuages, le soleil, les nuages, le soleil. Tu te promènes, comme dans un grand jardin.

Tu aimerais avoir la chance du premier explorateur, pouvoir faire de ce que tu ramènes une nouveauté, une découverte. Tu voudrais être l’œil pionnier, rien que ça. Mais il n’y a plus grand chose sur l’os que tu ronges et tu te demandes pourquoi tu ressens toujours le besoin de t’y casser les dents.

Finalement, ce qui compte, c’est toi, tout seul, à ce moment là. Une fois compris cela, tu t’autorises un peu de saveur. Les pieds sur la route, les mains dans les poches, ce souffle du vent sur la nuque. Tu goûtes le calme, la lenteur. Tu goûtes chacun de tes pas et ce qu’il y a autour.

Des êtres de ton espèce, en plus de quelques animaux, chats, chiens, oiseaux, poissons. La plupart du temps, ils marchent, comme toi, dans ce décor presque parfait, qu’ils traversent d’une manière feutrée. La motivation de leur marche est probablement différente de la tienne et leur but, tu ne le connaitras jamais. Peut-être n’en ont-ils pas, peut-être sont-ils comme toi. Tu te demandes ce que serait un monde de passants sans but, tranquilles vagabonds, perdus mais heureux, suivant une route n’existant que pour elle-même.

Parfois ce flux constant, cette coulée d’humains concentrés, te parait surréaliste. Tu voudrais l’arrêter pour que tous se figent et prennent la pose. Mais c’est ton arrêt à toi qui est incongru. Il n’y a aucune raison de t’arrêter aux endroits où tu t’arrêtes. Tu sens certains regards perplexes se poser sur ton corps en arrêt, mais ce sont des regards très discrets, à peine perceptibles.

Ici, personne ne montre qu’il observe. Ne pas interférer dans la vie de l’autre, ne pas dévier de son chemin. Chaque visage affiche un air de dire que tout est normal. Tu n’as pas l’habitude mais tu l’aimes cette sensation d’invisible – et tant pis si ce n’est qu’une illusion, que cette indifférence n’est qu’un jeu.

Cette distance, toujours, entre eux et toi. Comme s’ils te gardaient à la limite et t’empêchaient d’entrer. Comme s’ils voulaient te faire comprendre que tu ne comprendrais rien. Ce qui est fort probable, tu le sais, mais qu’ils ne te prennent pas de haut car ce terrain c’est le tien. Eux ne font que passer, traces à peine lisibles sur une feuille, résidus d’ombres, faibles empreintes. Heureusement que tu étais là, pour les voir, pour les enregistrer. Tu les rends immortels et personne ne t’en félicite.

L’appareil. Il est toujours là, au bout de ton bras, au creux de ta main, lanière enroulée autour de ton poignet. Il fonctionne selon deux modes. Tu fonctionnes selon deux modes. Lorsque tu avances, l’appareil fige – arrêts furtifs. Parfois, tu t’arrêtes plus longtemps. Là, l’appareil est posé sur un pied, immobile, stable, et il s’ouvre au temps, enregistre les mouvements et les bruits.

Les sons, ici, te marquent comme un fer rouge et pourtant ils n’ont rien de féroce. Le son des feux de signalisation qui indiquent à celui qui ne voit pas quand il doit avancer, quand il doit s’arrêter. Le son des corbeaux. Le son du vent dans les multiples feuilles, vertes, rouges et jaunes, des multiples arbres de cette ville qui n’a pas oublié que le béton n’est pas la seule alternative. Le son de l’eau qui court le long des multiples rivières et canaux et cascades et ruisseaux qui croisent ta route comme un leitmotiv. Le son de cette langue incroyable.

Souvent tu t’arrêtes à cause du son et l’image que tu enregistres est toujours à côté. Tu enregistres une image qui n’a rien à voir avec le son, mais c’est le son pourtant qui t’a arrêté.

Le son d’un piano sur ta route : les notes d’un élève studieux qui répète une mélodie simple qui s’évade de l’intérieur jusqu’à la rue. Ce piano tu l’entends, tu t’arrêtes. Tu imagines, sans rien voir. Tu enregistres la route, les passants, le soleil de fin d’après-midi et les notes de musique. Tu n’auras que cela et c’est tout un monde.

Le son du chanteur américain au chapeau de cow-boy et à la barbe rousse, installé sur un banc, au milieu du grand parc. Il a la voix grave qui se brise en trémolos exagérés. It’s a wonderful world chante-t-il devant un petit amas de femmes qui secouent la tête en souriant légèrement. L’ambiance tout autour est légère, bruissante de discussions, de rires, de pas. Les promeneurs flottent d’un rayon de soleil à l’autre.

La chaleur sur ta joue, le calme à l’intérieur. Tu filmes l’eau d’un petit étang, les ombres qui se reflètent, les oiseaux, la marche des passants, et la voix du cow-boy. Cette voix démesurée, et ridicule. Sa présence dans cette ville est une intrusion, comme la tienne. De la lourdeur dans la finesse environnante.

Le soleil tape sur les feuilles des érables en feu. Les visiteurs papillonnent d’un arbre à l’autre et posent devant le feuillage comme devant un monument sacré. Les appareils crépitent, quand le soir tombe les arbres illuminés par les flashs. Tu enregistres les couleurs, toi aussi, mais tu n’es pas satisfait. Tu enregistres les enregistreurs. Comme une question posée.

Souvent, tu es immobile au milieu du courant. Le flux te passe devant, derrière, tout autour. Un flux tendu ou mou, parfois rapide et souvent lent, que tu continues à vouloir observer, dubitatif. Flux de corps ou flux d’eau, qui, en apparence, te remarquent à peine et continuent de couler, sans difficulté.

Le mouvement. On t’a appris qu’il est essentiel. N’est-ce pas le mouvement qui provoque la vie ? Ce qui se met intentionnellement en mouvement n’est-il pas vivant ? On te l’a appris mais tu n’en es plus très sûr. Qu’est-ce qui prouve que la marche du corps n’est pas comme la pierre emportée par l’eau ? Qu’est-ce qui prouve que la pierre n’est pas vivante ?

Tout cela, cette histoire de mouvement, d’intention du mouvement, de vie, ces choses que tu pensais un jour et dont tu doutes aujourd’hui, t’apparait surtout futile et vide. Tu tournes autour d’une évidence mais il te manque encore pas mal de lettres.

Un jour, tu marches sur le chemin des philosophes, ça ne s’invente pas, et tu aperçois sur le bas-côté un endroit peuplé de chats.

Tu t’écartes de la route droite et bien tracée, tu descends, regardes les chats paisibles et rencontres une barrière, un grillage plutôt, qui entoure le jardin d’une maison. Tu t’approches encore, colles ton œil contre la grille. Et là, dans ce jardin, s’étale ce que tu n’as pas encore croisé une seule fois depuis ton arrivée ici : le chaos.

L’endroit est sale, partout des objets insolites qui s’accumulent, la végétation pousse de manière anarchique. Il y a un sentiment d’abandon mais il n’est pas total, comme si quelqu’un vivait au milieu du débarras. Des statues se dressent dans la mer de déchets. Des statues de tous les coins du monde, grecques, romaines, incas, bouddhistes.

L’une d’elles attire ton attention, elle est à peine visible au milieu des feuillages. Elle est de profil et tu la trouves plutôt belle. C’est peut-être la première fois que tu te dis qu’une statue est belle. Elle patiente, souriant légèrement. Tu décèle dans son sourire un brin d’ironie. Tu la regardes un moment et tu l’enregistres, immobile au milieu des feuilles soulevées par le vent. Elle se laisse faire, gardienne du chaos que rien n’émeut.

Partout des autels. Partout des êtres de pierre à l’air paisible, visages recouverts de mousse, plantés en rang comme une armée.

De temples en cimetières, le silence. Et là, dans le silence, tes sens explosent. Tu en fais l’expérience plusieurs fois. Toujours cette présence que tu sens plus fort encore dans ces endroits où souvent tu es seul, comme infiltré dans une zone à part. Quelque chose palpite, tu le perçois dans tes tempes et tu voudrais rester un peu plus longtemps, comme ça, en roi déchu, replié dans son royaume magnifique et désert. As-tu vraiment besoin du reste, des autres, du temps ?

Un jour, alors que tu navigues entre les tombes d’un cimetière qui se trouve au milieu d’un grand parc, le soleil se couche et on t’oublie. La porte du cimetière est fermée, cadenassée, tu es à l’intérieur. Personne à l’horizon, pas de téléphone, rien pour faire savoir que tu es là.

Tu n’as pas vraiment peur. Tu hésites à crier. Crier quoi ? Dans quelle langue ? Il faut dire aussi qu’après ce long moment passé au milieu des tombes, à observer les corbeaux, le soleil rasant les arbres et l’harmonie du monde, l’isolement a creusé en toi une envie forte de ne pas te reconnecter. Tu hésites, donc. Rester ici ? Y passer la nuit ? Disparaître un temps ?

Finalement, tu décides de revenir. Tu cherches un peu, puis réussis à grimper, une barrière que cette fois tu franchis au lieu de la photographier. Tu te diriges rapidement vers l’entrée du parc, si le cimetière est fermé, le parc doit l’être aussi, pourras-tu grimper deux fois ? La porte est encore ouverte, avalant les derniers promeneurs tranquilles. Tu te fonds dans la masse, l’air de rien.

La nuit, ici, n’est pas une menace. Cette ville, la nuit, n’est jamais menaçante. Tu vas avec ton sac, tes pas, ton appareil. Tu pénètres dans des endroits incroyables, déserts, à peine éclairés et tu ne sens pas cette tension qui, chez toi, dans ton pays, te tombe dessus à chaque coin de rue quand tombe la nuit. Qui te réduis au vulnérable, au craintif, au caché. Ici, tu es un chasseur, tu es un invincible. Cette sensation tu la chéris. Juste pour elle tu sais, à présent, que tu n’es pas venu pour rien.

La nuit, toujours, une longue enfilade de portes rouges t’emmène sur une route que tu ne contrôles pas. Tu montes et descends à l’intérieur de ce boyau protecteur. Tu avances et tu écoutes, aux aguets, livré au hasard, hors du temps, de l’espace. Tu ne sais pas si tu retrouveras le chemin.

Les bruits de la forêt qui entoure sont les signes de la présence, tu en es sûr, des dieux et des démons qui te regardent sans pouvoir t’atteindre.

Le long tunnel de portes monte, descend, remonte. Soudain, au sommet, il s’arrête et tu te retrouves à découvert. Un carrefour te présente plusieurs chemins. Là, un homme, sorti de nulle part, s’avance vers toi d’un pas décidé. Dans sa langue incroyable il parle, avec son doigt il pointe et tu comprends qu’il te dit d’aller par là. Puis il disparaît. Tu es un peu méfiant – peut-être que finalement les esprits réussiront à t’emporter ? Tu prends le chemin indiqué.

Tu plonges dans la forêt. Plus de portes, à peine un sentier tracé. Tu avances dans les bois et puis, d’un coup, sans crier gare, plus d’arbres et les lumières de la ville explosent. Tu es perché au bord d’une falaise et la hauteur te présente la totalité de la cité. Tu pourrais presque enchaîner sur un vol plané, à ce stade plus rien ne t’étonnes. Mais tu restes les deux pieds plantés à te nourrir de l’espace. Il y a la ville et les lumières, il y a le ciel et les étoiles, c’est tellement beau et tellement cliché que s’en est presque gênant, tu te mets à rire doucement.

Les portes, tu en croises partout. Immenses ou minuscules, de pierre, de bois, de tissus, des portes ouvertes ou fermées. Des portes, des barrières, des carrefours. Comme si, ici, tout était question de passage.

Sur ta route, tu croises aussi des signes. Tu les repères, tu n’es pas dupe. Ils sont discrets mais réguliers. Des brindilles qui se croisent, des pierres superposées, des feuilles entrelacées. Posés là, ils arrêtent tes pas un instant. Peut-être sont-ils des indices, peut-être sont-ils des évidences mais, bien sûr, tu ne les comprends pas.

Parfois, souvent, tu sens quelque chose qui entre en toi et te prend tout entier. Dans ces rues, au creux de la marche solitaire, les yeux, les sens et le cœur peut-être enfin ouverts, la musique tout au fond des oreilles, le ciel au dessus et l’incroyable liberté, là, tu sais que rien ne peux te rendre plus heureux.

C’est un drôle de bonheur. Tu en as déjà fait l’expérience, un sentiment qui se loge au croisement très précis entre la paix la plus totale et la mélancolie la plus profonde. Une solitude merveilleuse et effrayante. Un état que tu ne peux pas décrire parce que les mots sont limités. Qui te donne l’impression d’être vivant autant que d’être mort. Qui te donne envie de vivre autant que de mourir. Ou en tout cas de disparaître.

Tu pourrais disparaître là, tout de suite, personne ne te retrouverait. Tu y penses parfois mais jamais sérieusement. Tu n’es pas aussi loin. Tu fais un peu semblant.

Sur ta route, un corbeau mort. Tu l’enregistres, tu ne sais pas faire autrement. Il n’y a rien de spécial, c’est un corbeau mort. Mais tu ne peux pas t’empêcher de diriger l’appareil, tu n’as jamais vu un corbeau de si près, et son corps est à peine marqué, droit, bien rangé, c’est étonnant, comme s’il pouvait revenir à la vie d’un moment à l’autre. Tu prends l’image, mais tu fais vite. Tu te sens lourd et indiscret, tu ne voudrais pas être surpris, comme si ton acte avait quelque chose d’obscène, de sacrilège.

Les corbeaux que tu poursuis, la plupart du temps, sont bien vivants. Ils poussent leur cri rauque, se posent sur les tuiles du temple, batifolent dans l’eau. Tu as l’impression d’y voir un symbole parce qu’ici tout est symbole.

Ce mystique tu le ressens souvent, tu le laisses entrer et se connecter à l’intérieur sans chercher à expliquer. Tu en fais probablement un peu trop mais quelle importance. Qui saura ? Qui jugera ce ce que tu crois là à ce moment précis ? Tu continues à t’offrir aux esprits.

Soudain, le voilà. Il est là. L’isolé. C’est lui qui t’attire comme un aimant. Ce passant qui semble être en dehors. Pas tout à fait dans l’axe, plutôt dans une légère déviance ; un moment d’absence, de réflexion, d’attente, peut-être de grâce. Celui qui s’extrait du flux mais que personne ne remarque.

Quand tu en croises, tu tentes de les capter, discrètement, pour ne pas briser leur suspension. Ce jour là, celui que tu vois ici, au milieu de cette place immense entourée de temples, celui-là semble encore plus ailleurs que les autres. Ailleurs ou totalement là ?

Tu voudrais connaître son pouvoir : rester aussi longtemps au milieu de la foule sans paraitre en faire partie.

Tu t’arrêtes, tu l’observes d’abord de loin. Tout autour passe la masse de ceux qui passent, dans une indifférence normale puisqu’en fait, rien ne se passe. Les bruits de pas sur le gravier te montent à la tête, une armée en route avec ses cris d’enfants, ses rires, ses voix et l’homme qui ne bouge pas. Il est au centre. Il se pourrait même qu’il soit au centre parfait de cette place parfaite mais tu n’as pas le temps de calculer.

L’isolé regarde un point, au loin, il tourne le dos au temple principal et regarde par dessus les murs, là où il n’y a rien à regarder. En tout cas, toi, tu ne vois rien, juste lui, et cette attitude de celui qui voit.

Tu lui tournes autour comme une bête affamée, tu déclenches la chasse mais à petites doses et toujours éloigné. Tu voudrais le mettre dans ta boîte comme il faut, en grand, qu’il remplisse tout. Mais tu restes à distance et cette distance t’empêche. Tu as peur de casser son fil, tu te sens indélicat. Alors tu abandonnes avant lui. Tu continues ta route, un peu plus pauvre ou un peu plus comblé.

Les feuilles sont tombées, le froid s’installe. Tu sais que bientôt tu dois repartir. Tu ne sens pas grand chose, comme anesthésié, comme si rien ne pouvait t’atteindre. Tu attends le moment du départ. Tu ralentis un peu la marche, tu te surprends même à participer au monde, à celui des autres, visites, fêtes, soirées, amitiés, saké. Tu souris figé mais tu souris. Tu fais semblant, comme il faut, on ne dirait pas que ton esprit est ailleurs, ton corps joue bien le jeu, il se rapproche quand il faut, embrasse quand il faut, chante quand il faut. Tu traverses tout ça, un peu éberlué, et profite de tout, de ces « derniers moments » qui se suivent, implacables et de plus en plus rapides.

Le jour du départ arrive et, alors que tu patientes pour prendre le bus qui va t’amener à l’avion, tes affaires bien empaquetées, ton sac rempli, tes adieux bien faits, alors, toute soudaine, une panique inonde ton corps en entier. Ta respiration se bloque, ta tête tourne, tu as l’impression que tu vas tomber, que tu vas t’effondrer là, devant la porte d’entrée de l’immeuble où tu attends. Tu ne sais pas ce qui t’arrive, tu n’as jamais ressenti ça. Tu te sens ridicule, incontrôlable. Tu rassembles ce qu’il y a en toi de solide, et tu contrôles, et tu arrives à prétendre, à ne pas montrer le chaos qui s’agite, à cacher que tout dérive, s’échappe, s’enfuit. Tu sais, à cet instant, que tu as compris quelque chose et que tu ne pourras jamais le dire en mots.

Le bus arrive, tu montes et tu t’installes. Le calme revient quand le paysage défile. Tu rentres chez toi. »